Le propos de cette etude critique, a la fois premiere d'une nouvelle
collection et premiere des cinq qui seront consacrees a Rabelais, est de
retrouver l'intelligence d'un texte que l'esprit de routine et les
prejuges ont constamment obnubile. Les editions commentees, sans
lesquelles on ne peut lire Rabelais, ne font en effet, depuis cinquante
ans, que se referer a l'edition critique de Lefranc et ses
collaborateurs, aussi bien pour l'etablissement du texte que pour les
gloses. Or ce texte est etabli de facon discutable, ne serait-ce que par
sa ponctuation, et les gloses sont imbues d'un esprit de gravite et d'un
parti pris de pudibonderie qui alterent profondement la pensee du
Maitre. On se borne, depuis cette edition, a ronronner sur un texte
abusivement fige d'ou l'on croit avoir extrait depuis belle heure la
quintessence, et la litterature rabelaisienne ne fait plus que traiter
de l'accessoire sans oser revenir au principal: le verbe. A partir du
fac-simile des editions de 1532 et de 1542, Marc Berlioz reexamine donc
chaque chapitre, et une recherche purement philologique le conduit a
recuperer la portee de termes jusque la mal lus et donc mal entendus.
Tout au long de cette relecture apparait alors une comprehension neuve
de phrases ou de pages entieres denaturees par la signification apprise.
Et l'auteur de l'etude est tout naturellement amene a decouvrir le
contenu de chapitres restes lettre morte: ainsi du double sens et des
sous-entendus des titres de la Librairie de saint Victor,
traditionnellement regardes comme une collection de faceties; ainsi du
proces de Baisecul et Humevesne tenu une fois pour toutes pour
incoherent assemblage de sons; ainsi de la dispute entre Thaumaste et
Panurge ou l'argumentation a toujours ete donnee pour gesticulation
gratuitement obscene. Sans oublier, au chapitre de la maladie de
Pantagruel, la reintegration d'un paragraphe accidentellement elimine
depuis la premiere recomposition, il y a plus de quatre cents ans. Au
fil de l'examen se dessine alors un Rabelais dont les intentions sont
quelquefois fort differentes de celles qui sont admises et enseignees.
Et force est bien de convenir que, degage des strates de commentaires
qui ont abouti a le masquer a son lecteur, c'est ce Rabelais restitue
qui semble etre le vrai. Pourtant Marc Berlioz ne fait que proposer a la
reflexion des Rabelaisants ce Rabelais retrouve; car il ne donne
nullement pour definitive sa restitution: outre, dit-il, qu'elle ne peut
etre exempte d'erreurs, son dessein est, donnant le branle a une
revision, d'inciter chacun a reexaminer apres lui; il aura atteint son
but, ajoute-t-il, s'il a persuade qu'il est preferable de scruter encore
et toujours le texte du Maitre plutot que d'empiler des theses sur la
facon qu'il pouvait avoir d'enfiler ses sandales. Mene avec autant de
probite que d'audace, ce retour aux sources doit relancer les etudes
rabelaisiennes. En attendant, Marc Berlioz a commence de relire le
Gargantua, et la meme demarche lui a deja permis de mettre au jour le
contenu des Fanfreluches antidotees, piece ou les commentateurs n'ont
jamais trouve fond ni rive. Les Rabelaisants, universitaires ou non, ont
desormais des horizons ouverts.