Une parole peut-elle resister a l'hegemonie humaine? Lorsqu'elle affirme
que la nature et la liberte sont deux regnes distincts, ou que l'objet
et le sujet subsistent independamment, la philosophie presente le monde
comme un domaine a conquerir. Des 1795, le poete allemand Friedrich
Holderlin rompt avec cette position en se fondant sur un principe
essentiellement relationnel. Tandis que l'unite premiere doit se nier
elle-meme en se differenciant, les poles differencies exigent une
seconde unite, qui integre, sans le depasser, le processus de leur
scission. Le vivant est la manifestation de cette double necessite,
paradoxale mais non dualiste, de separation et d'unification. La langue
n'en traduit le rythme et n'en materialise l'image qu'a condition de
devenir poetique. En s'appropriant une telle forme, la cite est appelee
a s'insurger et a fonder sa propre unite dans celle du vivant. Cette
conception du principe, du langage et de l'esprit subvertit la Trinite
chretienne, a travers une tension avec Heraclite, Pindare et Sophocle,
et lui redonne vie. Mais, en s'opposant a l'atheisme comme au dogmatisme
religieux pour laisser paraitre le divin, en s'approchant du point ou
l'origine se scinde necessairement, Holderlin s'expose lui aussi a une
demesure. Avant meme d'etre atteint par la folie, il est constamment
menace par le soupcon que sa parole ne se reduise a celle d'un exalte.