Wilamowitz, le plus fameux des philologues allemands, dit de la poesie
latine en general qu'elle n'atteint son sommet que lorsqu'elle acquiert
dans les nouvelles formes rythmiques chretiennes une richesse que les
Romains n'ont jamais possedee. Henry Spitzmuller le sait bien lorsqu'il
publie en 1971 un livre magistral et monumental, une somme bilingue de
poesie latine chretienne couvrant la totalite du Moyen Age - un
millenaire et quart. De ce livre de reference, meme cinquante ans plus
tard, il n'existe pour le lecteur francais aucun equivalent. Aucune
publication n'a, comme celle-ci, donne acces a la vastitude poetique et
litteraire de ce premier millenaire. Ces 1200 ans de poesie, du IIIe
siecle au XVe, commencent a Rome avec le christianisme, dans cette
langue latine qui est le socle de la notre. L'ouvrage edite par
Spitzmuller ne comble pas seulement une lacune, mais il efface un
gouffre d'ignorance. Des sa parution l'on ne cessa de s'y referer. De
nombreux auteurs et de nombreuses oevres ne se trouvent en effet qu'ici.
On peut lire ce volume aussi bien en esthete qu'en mystique, aussi bien
en philosophe qu'en historien. Des figures centrales le composent qui,
reduites a leurs travaux theoriques par un siecle partisan, ne purent
donc apparaitre comme etant aussi les grands ecrivains et poetes de leur
temps: saint Ambroise et saint Augustin, Lactance, Boece, Commodien,
Prudence, Arator et le pape saint Gregoire le Grand (qui donna son nom
au chant gregorien ), mais egalement Bede le Venerable, saint Pierre
Damien, saint Anselme, Abelard, saint Bernard, sainte Hildegarde, Adam
de Saint-Victor, Alain de Lille, Thomas de Celano, saint Bonaventure,
saint Thomas, Jacopone da Todi, Thomas a Kempis, Savonarole, Pic de la
Mirandole... Au total ce sont cent-seize ecrivains medievaux dont on
decouvre l'oeuvre poetique: des auteurs celebres que l'on n'a pas encore
lus, aussi bien que des auteurs inconnus dont, sans le savoir, l'on a
deja entendu les pages car elles font partie du patrimoine de
l'humanite. S'ajoute a cela un large ensemble de textes anonymes
transmis par la tradition populaire ou liturgique, et qui, des Hymnes de
Paques du Ve siecle aux Cantiques de Noel du XVe en passant par la
Lamentation de l'ame damnee ou le Rythme pour le jour du Sabbat eternel,
sont autant de chefs-d'oeuvre dont l'existence impregne l'histoire
litteraire tout autant que la vie de la liturgie contemporaine. Une
telle somme de poesie ne fut pas complete si elle n'etait
irreprochablement editee par Spitzmuller: pedagogiquement annote et
commente, le volume reserve deux-cents pages aux divers eclaircissements
historiques ainsi qu'aux notices biographiques de chacun des auteurs. En
depit du tresor qu'il constitue a lui seul, ce livre magnifique
demeurait parfaitement introuvable. A ceux qui vont decouvrir ce
grand-oeuvre comme a tous ceux qui l'attendaient depuis longtemps, cette
nouvelle edition fera saisir, peut-etre, la facon dont certains rares
ouvrages peuvent devenir le livre d'une vie.